Les artistes, leurs origines, leurs ateliers et leur formation
Extraits de L’europe en 1492, Franco Cardini
Selon une anecdote assez romanesque, Hans Memling était un soldat débauché et dissolu qui, blessé à la bataille de Nancy, fut recueilli et soigné par les sœurs de l'hôpital Saint-Jean à Bruges; c'est pour elles qu'il aurait commencé à peindre. En réalité, l'artiste s'était établi à Bruges pour faire carrière dans la peinture; il y avait acquis des terres et amassé une fortune considérable. De nombreux artistes s'élevaient socialement grâce à leur art et à leur habileté dans les affaires: l'art était un " business ". Beaucoup de peintres et de sculpteurs étaient d'origine fort modeste: Piero della Francesca était le fils d'un cordonnier de Borgo San Sepolcro ; Antonello da Messina était celui d'un mazono, c'est-à-dire d'un maçon spécialisé, peut-être dans la pierre ou dans le marbre; Piero di Cosimo était l'héritier d'un vrillier (fabricant d'outils de précision). Le père de Botticelli était tanneur et celui d'Antonio et de Piero deI Pollaiolo vendait des poulets - son nom signifie "volailler" ! Selon Vasari, Giorgione était de " la plus humble origine ". D'autres venaient de couches sociales plus élevées; Léonard était fils naturel, mais son père, personnage d'un certain niveau, qui fut plus tard notaire de la noblesse florentine, s'était occupé de lui. La famille de MichelAnge était d'ancienne noblesse, et l'entrée de l'adolescent dans l'atelier de Ghirlandaio fut ressentie comme un déclassement. Leon Battista Alberti était d'une famille assez considérable mais, en dépit de l'extrême importance de son œuvre pour l'architecture du XVe siècle, il est difficile de l'assimiler socialement à un artiste: il concevait et d'autres construisaient pour lui. Durant cette période faste pour l'art, beaucoup de créateurs étaient issus de familles d'artistes. Le père de Giovanni et de Gentile Bellini était peintre, tout comme celui de Raphaël. Même Bosch était un " enfant de l'art" (mais sa mère était la fille d'un tailleur; son frère avait hérité de l'atelier familial; il avait épousé une riche aristocrate et, dans sa ville de Hortenbosch, c'était un de ceux qui payaient le plus d'impôts). Dürer devait le jour à un émigré hongrois, établi à Nuremberg comme orfèvre. Selon les critères culturels du temps, la peinture, la sculpture et l'architecture - ce que nous appelons les beaux-arts - ne figuraient pas parmi les arts libéraux (où l'on comptait la musique) ni parmi les sept arts mécaniques. La classification officielle est souvent en retard sur la réalité. Quelques décennies plus tard, le Standebuch, de Hans Sachs (1568), illustré de xylographies de Jost Amman, présentait, sur son frontispice, une " description exacte de toutes les classes de la société, élevées ou basses, spirituelles et séculières, de tous les arts, les métiers et les commerces, des plus grands aux plus petits ". Sur les 114 illustrations (la première montrant un pape et la dernière un fou), 15 sont consacrées aux activités que l'on classerait aujourd'hui comme arts ou artisanats d'art. A cette époque, la distinction entre arts majeurs et mineurs n'était même pas embryonnaire. Le lieu de la production artistique était l'atelier, qui s'occupait de travaux forts différents. C'est ainsi que les peintres réalisaient des fresques pour les églises et les salles des palais, peignaient des retables d'autel, des portraits, décoraient des coffres ou des étendards, concevaient des dessins pour les vitraux, la marqueterie et la broderie. Les sculpteurs s'occupaient de fondre de la vaisselle précieuse et des objets divers lorsqu'ils ne travaillaient pas à des monuments funéraires, des bas-reliefs ou des statues. Les deux professions étaient mises à contribution pour la décoration éphémère des fêtes publiques, des processions, des cérémonies, des triomphes et des " entrées". L'atelier ancrait certes l'artiste dans la tradition, mais cela serait une erreur de croire qu'il freinait son développement: il constituait un espace privilégié où pouvaient se confronter les intelligences artistiques, et aussi un lieu d'échange entre les goûts des artistes et ceux du public. Les ateliers qui n'évoluaient pas déclinaient et se retiraient d'eux-mêmes du marché. Mais, avant tout, l'atelier assurait la formation des artistes; les maîtres transmettaient leur "style" en même temps que leur art à leurs élèves. Parfois, un des élèves se révélait un véritable innovateur et changeait la manière du maître lui-même; souvent, l'élève étudiait auprès de différents maîtres, et son travail était marqué d'influences mêlées et d'emprunts picturaux divers, qui font aujourd'hui les délices des critiques. Les voyages avaient également une fonction formatrice; les visites en Italie étaient déterminantes pour les artistes du Nord. Dürer est venu deux fois à Venise, Jean Fouquet a visité Rome dans sa jeunesse et Rogier Van der Weyden a fait le voyage l'année du jubilé (1450).
Le coût de l'apprentissage
Uguccione, peintre de Padoue, plaça son fils Francesco, pour qu'il apprenne la peinture, dans l'atelier d'un autre peintre de la ville, le maître Francesco Squarcione, du quartier Sant' Antonio (avec qui travailla également Mantegna). Un contrat fut établi devant notaire, avec prémices en latin et clauses en langage vernaculaire padouan. Daté du 30 octobre 1467, il est signé, pour les témoins, par Federico di Vigonza et Bartolomeo di Rinaldino. Le programme des études est minutieusement tracé (comprenant le dessin et la perspective). A condition que l'élève se montre " capable d'apprendre ", Squarcione s'engage à user de " son expérience et de ses connaissances" pour le rendre à même de mettre les plans en perspective et d'y " placer les personnages, un ici, l'autre là, en divers endroits, et d'y placer aussi les objets, c'est-à-dire les chaises, les bancs et les maisons ". Ensuite, l'élève devra apprendre le dessin d'une tête ainsi que " les justes proportions d'un corps nu de devant et de derrière, et à placer les yeux, le nez, la bouche et les oreilles sur une tête d'homme, à la place qu'il faut ". Le maître s'engage en outre à faire exécuter à l'élève toute une série de dessins progressifs à la mine de plomb sur papier, et à les corriger; il devra également lui signaler ses erreurs. L'enseignement était prévu pour une durée de quatre mois et il devait en coûter, au père de l'élève, un demi-ducat d'or par mois, plus les " cadeaux habituels" : une oie ou un " couple de poulets" pour la fête de la Toussaint, la " fugazza " (un pain plat) et du vin pour la Saint-Martin, deux litres de jus de citron et assez " de chair à saucisse pour farcir un couple de beaux pigeons" pour la Noël, et " un bon quart de chevreau" pour Pâques. Squarcione ajoute encore qu'il ne sera pas tenu d'enseigner les jours de fête légale et il prévient l'élève qu'il devra payer les dessins qu'il pourrait endommager. Ce document constitue un exemple parmi beaucoup d'autres; la lecture de ces contrats permet souvent de mieux saisir les hommes dans leurs rapports économiques et de connaître les coutumes du temps. Puisqu'il s'agit ici d'un texte notarié, on trouve une clause de compensation pour non-accomplissement, fixée à 25 lires.
S'il n´y avait pas de classification officielle, les peintres qu'il fussent du XIIe ou du XVIe plaçaient leur art juste après la science. Lisons-les :
L'art de peindre pour l'utilité, le bien et le profit de qui veut parvenir audit art
Adam reconnut sa faute et quitta l'idée de science pour en revenir au travail des mains qui fait vivre. Il prit la bêche, et Eve commença à filer. Plusieurs arts nés du besoin suivirent, tous différents l'un de l'autre. Celui-ci entraînant plus de science que celui-là, ils ne pouvaient tous être égaux ; car la science est la plus noble. Après elle en vient un qui lui doit son origine et la suit de près, il vient de la science et se forme par l'opération des mains. C'est un art que l'on désigne par le mot peindre; il demande la fantaisie et l'habileté des mains; il veut trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature, et les exprimer avec la main de manière à faire croire que ce qui n'est pas, soit. C'est donc avec raison qu'il mérite de siéger après la Science au second rang couronné du nom de Poésie.
Cennino da Colle, Il Libro dell Arte, 1437
On appelle science, ce discours mental qui prend son origine des dernier principes, au delà desquels on ne peut plus rien trouver qui fasse partie de ladite science.
Léonard de Vinci, Traité de la peinture
Mais il transmit à sa postérité la prérogative de la science et de l'intelligence, à tel point que, quiconque y joindra des soins et de l'application, peut acquérir, comme par un droit hériditaire, les capacité de toute espèce d'art ou de talent.
Theophilus-Rugerus, De diversis artibus